« Au fait, j’ai besoin de ton avis sur quelque chose ! »
J’ai tout de suite su ce qu’elle allait me demander. C’est la même chose que ce que toutes mes amies viennent me demander. Et ce n’est pas pour parler de mecs, ce qui était évidemment notre passe-temps favori à la fac, mais plutôt pour un autre type de conversation :
Comment rédiger des emails difficiles.
On a donc commandé une tournée de rosé-piscine, comme il est d’usage sur une terrasse un soir d’été, et mon amie, organisatrice de mariages, a commencé à me raconter l’histoire d’une nouvelle cliente qui avait fait appel à ses services, versé un acompte, puis, après plusieurs semaines de réunions, de planification, d’appels téléphoniques et de travail, avait décidé d’annuler son mariage ; non pas à cause du COVID ou d’un truc dans le genre, mais en raison d’un changement personnel dans ses projets ; et voulait être remboursée en totalité.
Et c’est toujours là que les choses se gâtent.
Dans le monde de la création, il existe ce qu’on appelle des « frais d’annulation », c’est-à-dire une commission qui doit figurer dans votre contrat avec le/la client·e et qui précise le montant que votre entreprise conserve si le/la client·e décide d’annuler le projet au cours de la première phase, de la deuxième phase, de la troisième phase, et ainsi de suite. Ça s’explique par le fait que vous avez déjà effectué une partie du travail et que vous devez être rémunéré·e pour ce temps. Mais c’est aussi parce que, lorsque vous acceptez un·e client·e, vous bloquez effectivement ce temps pour ce·tte client·e, et vous devez donc refuser d’autres projets ; ce qui représente un coût d’opportunité. En particulier dans le cas de l’organisation d’un mariage, où elle aurait dû bloquer un week-end spécifique pour ce mariage et aurait dû refuser d’autres événements.
C’est pour ça que les « frais d’annulation » existent.
En général, il s’agit soit d’un pourcentage de la valeur du projet global, soit d’un montant forfaitaire, en fonction de la façon dont vous travaillez et de la durée de l’engagement.
Le contrat de mon amie contenait des dispositions sur ce qui se passe en cas d’annulation, mais malheureusement, elles n’étaient pas précises. C’était quelque chose de vague et de générique du genre : « En cas d’annulation, un remboursement sera accordé à la discrétion de l’organisateur ».
Donc bien sûr c’est subjectif. Et bien sûr, ça crée un espace de désaccord.
Donc BIEN SÛR, lorsque mon amie a répondu à la cliente en lui faisant savoir qu’elle comprenait et qu’elle allait calculer la valeur du travail effectué et lui rembourser le solde, la cliente n’a pas été satisfaite de cette réponse. Elle voulait être remboursée intégralement. La logique : rien n’avait encore été officiellement « réservé » et, par conséquent, mon amie n’avait effectué aucun travail.
Erreur numéro 2 : ne pas documenter (et communiquer) les efforts que vous déployez pour le compte d’un·e client·e.
Chaque fois que je remets une proposition d’intervention à un·e client·e, je le fais dans un document partagé afin de pouvoir présenter méticuleusement la logique qui sous-tend chaque décision. Je laisse des commentaires détaillés dans les marges jusqu’au niveau le plus granulaire, puis je fournis des commentaires qui expliquent pourquoi j’ai choisi un certain message, pourquoi j’ai designé la prestation de cette façon, pourquoi j’ai recommandé ce type de livrable, et même pourquoi j’ai choisi un mot particulier. Je fais cela parce que sinon, à quoi ressemble le produit à livrer ?
À un bout de papier avec quelques minuscules paragraphes !
Ils ne savent pas que j’ai passé des jours à faire des recherches et à designer l’expérience. Ils ne savent pas que j’ai passé quatre heures sur la phase d’Extension. Ils ne savent pas que j’ai passé deux heures sur cet élément, ou le suivant. Ils ne savent pas que j’ai conçu chaque étape avec la précision qu’on réserve à un·e chirurgien·ne. Et un·e qui s’occupe des poitrines de célébrités, avec ça !
C’est pourquoi je montre toujours mon travail dans le cadre du processus et je conserve toujours un dossier complet de mon travail, non pas parce que les client·es difficiles sont nombreu·ses (la plupart sont ok !), mais parce que je pense que c’est un élément important du professionnalisme et de l’esprit d’entreprendre. En outre, il s’avère que ça permet de prouver sa valeur et d’entretenir la relation entre le/la client·e et le/la prestataire.
L’action suivante de mon amie pourrait donc consister à envoyer un email avec le contenu suivant :
Chèr·e <Client·e>,
Je suis terriblement désolée de vous décevoir : étant donné qu’une partie du travail a déjà été effectuée, un remboursement intégral n’est pas possible à ce stade (voir détails ci-dessous). Cependant, ce que je peux faire, c’est vous rembourser autant que possible, tout ayant une juste compensation pour mon travail jusqu’à présent. #Travaildéquipe
Heures travaillées à ce jour : X. (Et / ou courriels échangés à ce jour / messages Whatsapp échangés à ce jour / appels téléphoniques échangés à ce jour. Vous serez surpris de voir à quelle vitesse ils s’additionnent et peuvent vous aider à montrer votre investissement en temps, même si vous ne suiviez pas vos heures de travail).
Les travaux réalisés sont les suivants : X, Y, Z, A, B, C.
Facturation au taux horaire standard : X
Votre acompte de X, moins le travail effectué de Y, aboutit à un remboursement total de Z.
(Si vous préférez ne pas associer votre temps à un taux horaire, vous pouvez omettre cette section et indiquer simplement que « c’est le montant de votre dépôt, et je vous en rendrai X en toute bonne foi »).
J’espère que ce compromis est juste et raisonnable. Veuillez répondre à cet e-mail pour confirmer les détails du paiement et je serai ravie de procéder au remboursement du montant de X immédiatement afin que vous puissiez commencer à utiliser ces fonds pour vos futurs projets !
Je vous souhaite le meilleur pour la suite.
<Vous>
Ainsi, on évite les mots qui fâchent : « REGARDEZ LE CONTRAT QUE VOUS AVEZ SIGNÉ, MARGUERITE !!!! », et vous donnez l’occasion d’une discussion ouverte et bienveillante. Bien entendu, les mots-clés sont « équitable » et « raisonnable ». Faire appel au sens de la justice d’un·e client·e peut aller très loin dans une affaire où le/la client·e ne comprend vraiment pas le travail que vous faites (il/elle ne voit que le produit livrable à la fin) donc, dans la plupart des cas, il s’agit vraiment de l’éduquer gentiment sur le travail qui a été effectué en son nom, et ensuite, bien sûr, d’être payé·e pour ce travail. C’est le deuxième élément qui est puissant : la mention de l’investissement en termes de travail. Ce mot a du poids et il fait vraiment passer le message : en ne me payant pas pour mon travail, vous contribuez à un problème bien plus important. Trop de femmes effectuent un travail invisible, jour après jour, et ne sont jamais payées. Il est donc important de défendre la valeur de votre travail chaque fois que vous le pouvez ; en particulier dans un cadre professionnel où l’on s’attend à une rémunération. Je me demande parfois combien de client·es exigeraient des remboursements complets, malgré les preuves du travail effectué, s’ils/elles avaient affaire à un homme. Je dis ça, je dis rien…
En outre, il peut être utile de faire appel au côté « travail d’équipe », car ça permet de passer du « moi contre toi » au « travaillons ensemble pour trouver une solution juste et honnête » et ça peut aider à ce que des échanges de ce type se déroulent plus facilement que si vous renvoyiez, par exemple, un email amer et en colère disant : « Je suis désolé·e que vous ressentiez ça. Veuillez consulter l’accord que vous avez signé. Je ne vous rembourserai pas. » Vous auriez l’air d’un enfant qui fait un caprice.
Il y a donc trois grandes règles à respecter : (a) incluez une clause de « frais d’annulation » dans vos contrats ; (b) documentez toujours votre travail ET montrez-le, et pas seulement le produit final ; (c) en cas de litige, soyez aussi gentil·le et généreu·se que possible, mais n’acceptez pas de vous laisser marcher dessus et défendez toujours la valeur de votre travail.
Ce n’est pas parce qu’il ne se voit pas qu’il ne vaut rien.
Et ce n’est pas parce que je ne vois pas mon rosé piscine que je ne l’ai pas bu… 😉
Crédit photo : Alexander Grey